L’aluminium en numismatique
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Cet article, sur l'aluminium comme métal monétaire, m'est venu sous la plume après l'acquisition de deux médailles des années 1930 lors de l'une des dernières ventes aux enchères de CGB, mettant en évidence l'importance croissante, dans ses périodes troublées d'avant Seconde Guerre Mondiale, de ce métal rapidement devenu stratégique.
Ce métal si commun pour nous, humains du XXIème siècle pour qui l' "alu" ne représente qu'une simple feuille de film métallique, tout juste bonne à emballer un peu de nourriture, ou que de simples ustensiles ménagers, n'a à peine que deux siècles d'existence.
Troisième élément (et premier métal) le plus abondant de la croûte terrestre, l’aluminium n’a été isolé qu’au début du XIXème siècle.
En effet, c’est en 1821 qu'est extrait à partir de la bauxite (minerai rougeâtre de la région des baux de Provence) de l'oxyde d'alumine par le chimiste Berthier. Pendant 50 ans, divers procédés chimiques, complexes et coûteux, permettront d'obtenir au final de l'aluminium-élément, léger et de plus en plus pur, sous forme de lingot. Mais à un prix exorbitant ...
Quelques chiffres concernant les propriétés physiques de l'aluminium, comparativement à l'or. Leur densité est respectivement de 2,7 kg/dm³ contre 19,3 (pas de commentaires ...) ; le point de fusion est de 660°C pour l'aluminium contre 1060°C pour l'or (1 point pour l'alu !) ; enfin, la dureté du métal pur (sur l'échelle de Mohs) est de 1,5 contre 2,5 (chiffres équivalents pour ces deux métaux présentant malléabilité - capacité de se déformer à froid - et ductilité - résistance à la déformation, sans se rompre - à peu près similaires).
Á l'examen de ces éléments, on se rend vite compte des avantages, mais aussi des limites que représente l'utilisation pure de l'aluminium comme métal monétaire, la faible dureté de l'aluminium entrainant une rapide usure des surface.
L'alliage du cuivre avec 5 à 10% d'aluminium, le cupro-aluminium ou bronze d’aluminium, donne un métal jaune du plus bel effet (plus résistant à la corrosion que le bronze habituel) qui fut très utilisé comme entre les 1920 et 60.
Fameuse pièce Chambres du commerce en bronze d'aluminium (en fait plus un jeton de nécessité d'après guerre ... qui mériterait un article à lui seul !) © Grandgibus
Développé en 1908, le Duralumin avec une teneur élevée de 95% d’aluminium (et 4% de cuivre, le reste de magnésium et de manganèse) garde sa légèreté à son aspect argenté, tout en gagnant dureté et résistance.
Toutefois, même s'il est réputé inoxydable, il se forme à sa surface une fine couche d'oxyde d'aluminium, certes protectrice, mais qui lui fait rapidement perdre son lustre initial... On retrouve le même phénomène avec les monnaies en zinc
Pièce de 2 centimes 1942 en zinc, Confédération helvétique © Grandgibus
et médailles en étain, nécessitant parfois un plaquage d'argent
Médaille du siège de Lille par les alliés, en étain argenté (en 1708) © Grandgibus
ou plus récemment d'or pour les médailles de prestige.
Médaille en étain doré honorant le général Faidherbe, commandant en chef de l’armée du Nord (1870) © Grandgibus
Médaille suisse en étain doré commémorant la bataille de Morat de 1476 (1821) © Grandgibus
Au mitant du XIXème siècle, Napoleon III s’intéresse à ce métal aussi solide que d’autres métaux (lorsqu'il est allié), mais d'une légèreté sans pareil, malgré un coût prohibitif de fabrication qui le rendait à l’époque aussi précieux que l’or... Un kilogramme d’aluminium produit valait, en effet, environ 1500 francs-or, ce qui faisait de ce métal un produit de luxe réservé à une élite, pour la joaillerie ou l’orfèvrerie.
Jules Vernes avait conçu sa "fusée" pour « voyager dans la lune », en aluminium (extrait de De la Terre à la Lune, 1865)
« — Mais quel métal comptez-vous donc employer pour le projectile ?
[...]
— De l'aluminium, répondit Barbicane.
— De l'aluminium ! s'écrièrent les trois collègues du président.
— Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854 [véridique, nda], à obtenir l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour nous fournir la matière de notre projectile !
— Hurrah pour l'aluminium ! s'écria le secrétaire du Comité, toujours très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.
— Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé ?
— Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte, la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent quatre-vingts dollars (environ 1 500 francs); puis elle est tombée à vingt-sept dollars (150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf dollars (48,75 F).
— Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas facilement, c'est encore un prix énorme ! ... »
Notez la précision technique, scientifique et financière du Maître.
Des médailles en aluminium ont été frappées pour l’exposition universelle de Paris en 1867 puis pour celle de 1878 mettant en avant ce métal innovant, alliant résistance et légèreté, mais encore assez onéreux à l'époque.
Entre 1870 et 1880 (à l'époque le métal étant aussi prestigieux que l'argent mais aussi malléable que l'étain ou le zinc), les premières utilisations de l'aluminium en matière monétaire furent en effet la frappe des essais,
Rare essai "au ballon" en aluminium daté de 1870, au module de 10 centimes (30 mm pour 2,86g) pour le Gouvernement de la Défense Nationale © Künker
https://fr.numista.com/catalogue/pieces189286.html
Pièce d'essai en aluminium de 1/4 de réal du Honduras (20 mm pour 1,01g, par Désiré-Albert Barre, frappé à la Monnaie de Paris)
https://fr.numista.com/catalogue/pieces312732.html
Essai en aluminium de 1 centime 1882 Léopold II de Belgique © Heritage Auctions
mais également, comme nous l'avons vu précédemment, pour des médailles privées ou de prestiges.
Médaille en aluminium commémorative du 600ème anniversaire du serment du Grülti de 1291 (Confédération helvétique, 1891) © Grandgibus
https://fr.numista.com/catalogue/exonumia408509.html
Médaille australienne éditées par E.W. Cole dans son Book Arcade, vers 1890 (mais ça reste du "Made in France"! )
Le milieu des années 1880 ont vu se développer, grâce à l'électricité, des méthodes d’extraction et de purification (électrolyse développée, séparément mais concomitamment, par Hall et Héroult) permettant d’obtenir des lingots d’aluminium presque pur, pour un coût bien moindre (malgré une consommation d'énergie massive, permise par la révolution industrielle et une production exponentielle d'électricité, à base d'énergie fossile).
Le coût de production de l'aluminium, au tout début du XXème siècle, devient enfin abordable. Mais son utilisation industrielle se limite au câblage électrique en raison de son excellente conductivité (certes 60% inférieure au cuivre, mais pour un poids trois fois moindre). En 1903, les frères Wright ont utilisé un câblage d'aluminium pour le tout premier vol motorisé d'un aéroplane. Le papier alu fut développé à partir de 1910, de même que les alliages d'aluminium permettant la commercialisation de métaux plus résistants et moins malléables.
La première utilisation avérée de l’aluminium, pour une monnaie circulante, remonte à 1907 par la Royal Mint de Londres, pour les colonies britanniques d'Afrique - le protectorats d'Afrique de l'Est et l'Ouganda - et pour l'Afrique Occidentale Britannique.
https://fr.numista.com/catalogue/pieces22484.html
Première monnaie de circulation courante en aluminium frappée par la Royal Mint de Londres en 1907 à plus d'1 million d'exemplaires pour l'Afrique occidentale britannique et le Nigéria
https://fr.numista.com/catalogue/pieces33342.html
Toute première monnaie massivement frappée par la Royal Mint en 1907 à près de 7 millions d'exemplaires, pour l'Ouganda et les protectorats d'Afrique de l'Est
En France, l'aluminium monétaire restera longtemps cantonné aux essais, après Merley (en 1888) viendront Dupuis puis Rude (en 1908 et 1909).
Essai en aluminium des 5, 10 et 20 centimes par Merley en 1888 © cgb.fr
Essai en aluminium de la 10 centimes par Dupuis en 1908 © cgb.fr
Essai en aluminium de la 25 centimes par Rude en 1909 (5,04 g 24 mm) © Monnaie de Paris
Son utilisation pendant la Grande Guerre va connaître un développement croissant, notamment dans son utilisation pour les munitions et explosifs (pas encore en métallurgie pure, les blindages nécessitant des métaux lourds et l'aviation débutante utilisant surtout le bois et la toile). En témoigne un artisanat de tranchées, première traces des capacités de recyclage de ce métal surprenant.
Extrait du poème Pour Madeleine seule (G. Apollinaire) :
... Il y a le reflet de votre blancheur
Au fond de cet aluminium
Dont on fait des bagues ...
Source "Historial de la Grande Guerre" (historial.fr)
Suivrons les années d'après-guerre, et leurs périodes de crise économique, qui vont mettre massivement sur le devant de la scène l'aluminium en matière monétaire. La plupart des monnaies de cette période frappées de 1920 à 1923, essentiellement en Allemagne, attestent de la gravité de la situation économique ...
La monnaie nationale comme témoin de l'inflation inouïe de l'année 1923 en Allemagne avec l'émission d'espèces toujours en aluminium ... © Grandgibus
... mais la dévaluation de 1923 a surtout entraîné la frappe, sur quelques mois, de monnaies de nécessité locales passant d’une valeur de 50 Mark ... à 50 millions de Mark !
50 Mark 1923 Westphalie 2,8 g 28,3 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces50561.html
200 000 Mark Aout 1923 Hamburg 1 g 22,8 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces18265.html
250 000 Mark 1923 Westphalie 1,3 g 24,1 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces50579.html
500 000 Mark Aout 1923 Hamburg 2 g 27,8 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces16195.html
1 Million Mark 1923 Mende (Westphalie) 1,4 g 22,4 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces65447.html
1 Million Mark 1923 Freiberg (Saxe) 3 g 28 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces64961.html
50 Millionen Mark 1923 Westphalie 8 g 44 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces32474.html
50 Millionen Mark 1923 Westphalie 5,6 g 37,8 mm https://fr.numista.com/catalogue/pieces20321.html
Notez la nette dévaluation de ces monnaies d'aluminium de 50 millions qui passeront d'un poids de 8 g à 5,6 g au cours de cette même année
avec, à partir de 1924, un retour (temporaire) à une certaine normalité.
Monnaie de 1 Mark d'argent de 1924 (avec un titre de 500‰ tout de même ...) © Grandgibus
En France aussi, les monnaies de nécessité municipale seront réalisées en aluminium en raison de l'accessibilité de ce métal, comme la chambre de Commerce d'Amiens (ci dessous).
10 centimes 1921 1,95 g 27 mm © cgb.fr
25 centimes 1920 1,82 g 30 mm © cgb.fr
Comme nous l'avons déjà souligné, la plupart des colonies "bénéficieront" également de ces "monnaies du pauvre".
(0,84 g 20 mm) © cgb.fr
(1,95 g 27 mm) © cgb.fr
(2,86 g 40 mm) © cgb.fr
Les Monnaies nationales resteront fidèles, pour leurs émissions courantes, aux métaux lourds comme le cuivre, et ses alliages (d'étain - le bronze - et de nickel plus tardif - sous l'appellation de maillechort) et bien sûr l'argent et l'or, même après la Grande Guerre.
Cependant, le développement de l’industrie aéronautique, friande de ce métal résistant et extrêmement léger, a rendu ses lettres de noblesse à l’aluminium, en témoignent les médailles frappées lors des expositions techniques, nationales et internationales de la fin des années trente (comme celles présentées en introduction).
Médaille en aluminium pour l'Exposition Internationale, Arts et Techniques de Paris, 1937 par Morlon (4,42 g 25,5 mm) © Grandgibus
Revers de médailles de bronze (un peu hors sujet, mais …), issues du coffret commémoratifs de l'Exposition Internationale, Arts et Techniques de Paris en 1937 © Grandgibus
Médaille en aluminium pour l'Exposition Nationale de Zurich, 1939 (4,16 g 33 mm) © Grandgibus
L'aluminium est devenu pendant la Seconde Guerre Mondiale un métal stratégique, grâce à ses qualités aéronautiques évidentes. Sa production a par ailleurs connu un bond de 500 % aux USA pendant cette période.
Il fut cependant encore largement utilisé (allié à 5% de Magnésium) pour la frappe de "monnaie de guerre", remplaçant les monnaies circulantes en cupro-aluminium, comme en témoignent en France les monnaies à la francisque (le zinc restant utilisé pour la frappe des petites divisionnaires de 10 et 20 centimes) ...
© Grandgibus
Pièces de 50 centimes, 1 et 2 Francs entre 1942 et 1944 © cgb.fr (les 50 centimes et 1 Franc subissant même une cure d'amaigrissement en passant respectivement de 0,80 à 0,70 g et de 1,6 à 1,3 g entre 1942 et 1943 ...)
ainsi qu'en Allemagne avec les 50 Reichspfennig, les petites divisionnaires restant également frappées en zinc, ou en Pologne occupée pour l'émission des monnaies de nécessité du ghetto de Łódź.
© Grandgibus
Après la seconde guerre mondiale, l'aluminium restera largement utilisé notamment en France pour frapper monnaies (souvent pur comme pour la 1 Franc et 5 Fr Lavrillier, très surprenante de légèreté !) ...
© cgb.fr
5 Francs Lavrillier 1946 3,65 g 31 mm © Grandgibus
et souvent allié au cuivre, donnant ce bel aspect doré (plus ou moins durable) sous forme de cupro-aluminium (ou "bronze d'aluminium" avec, comme nous l'avons vu, environ 9% d'aluminium) dans les années 50 pour les monnaies de 10 et 20 francs Guiraud,
© Grandgibus
puis dans les années 1980 avec la 10 Franc "Mathieu" et ses nombreuses commémoratives (avec "seulement" 2% d'aluminium).
https://fr.numista.com/catalogue/pieces683.html
A partir des années 1960, l'aluminium reste utilisé pur comme métal monétaire essentiellement par les puissances émergeantes pour leurs frappes nationales pour d'évidentes raisons économiques.
https://fr.numista.com/catalogue/pieces3207.html
https://fr.numista.com/catalogue/pieces597.html
Désormais les principaux établissements monétaires l’utilise surtout allié à d'autres métaux, comme avec le célèbre "or nordique" (89 % de cuivre, de 5 % de zinc, de 5 % d'aluminium et 1 % d'étain) qui compose nos "pièces jaunes" européennes (de 10, 20 et 50 centimes d'Euro).
En deux siècles d’existence l’aluminium a connu plusieurs vies … d’abord considéré comme produit de luxe jusque la fin des années 1880, il a connu une sorte de purgatoire pendant près de 50 ans, période où il fut surtout utilisé pour de nombreuses monnaies de nécessité et de rares essais monétaires. Puis vint la seconde guerre mondiale qui le remit en selle grâce à ses propriétés métallurgiques remarquables.
Malgré de réelles qualités monétaires qui jusqu'à aujourd'hui ne se démente pas, il garde une actualité numismatique discrète, le reléguant nous l'avons vu au rang de métal de crise ou de variable d'ajustement ...
Il est vrai que l'impression de légèreté de ces pièces tranche sérieusement avec le plaisir (non, ne me dites pas le contraire, vous ressentez ça aussi ! ) de tenir en main des espèces sonnantes et trébuchantes !